Arrivée en France à 18 ans en provenance du Canada, Latifah Abdu voulait vivre son rêve de devenir joueuse professionnelle, sans passer par le cursus universitaire emprunté par la grande majorité des joueuses américaines. Dans cette 2e partie, l'internationale canadienne se confie sur sa philosophie de vie, Christine Sinclair, l'évolution du football et les causes qui lui tiennent à coeur !

 

=> [1re partie] Latifah Abdu (Canada/DFCO) : « Depuis toute petite c'était ça que je voulais »

 

Philosophie de vie

CDF - J’ai lu que vous étiez adepte de la "mamba mentality", c’est à dire être meilleure que la veille. C’est une philosophie propre à Kobe Bryant, une légende du basketball morte dans un accident d'hélicoptère à l'âge de 41 ans en 2020. Vous n’aviez que 18 ans à ce moment-là. Comment avez-vous vécu cette disparition d’un si grand athlète américain ? Comment êtes-vous tombée dans cette philosophie ?

Je pense que c'était un choc pour tout le monde, c'était une légende, c'était vraiment très triste, surtout pour ses proches et les personnes qui le suivaient, c'était très dur à voir.

Quand j'étais plus jeune, j'avais beaucoup de pensées et j'ai commencé à écrire, comment ma journée avait été, ce que je voulais faire dans le futur, j'écrivais beaucoup, même des poèmes et quand je n'avais pas d'idées, je recherchais sur internet des poèmes dans lesquels je pouvais me retrouver. Un jour je suis tombée sur ces citations autour de la "mamba mentality" et j'ai découvert Kobe Bryant, sa mentalité qui m'a vraiment parlé et comme j'étais athlète, j'ai su que c'est cette mentalité que je devais avoir. 

 

CDF - Y’a-t-il d’autres athlètes qui vous inspire ?

Il y a aussi Christine Sinclair qui m'a beaucoup inspiré, elle est une grande partie de ma vie comme petite fille, même si je ne la connaissais pas personnellement, je l'ai toujours admiré. Elle était le fond d'écran de mon premier téléphone. Quand j'avais des moments un petit peu plus difficile, je regardais cette photo et tout de suite ça me remonté le moral, car je me disais : "Un jour je veux être comme elle, je veux jouer en sélection comme Christine." Et la façon dont elle jouait, je me disais que cette femme était trop intelligente, la façon dont elle se comporte dans la vie en générale, elle m'a vraiment beaucoup inspiré.

 

CDF - Quelles sont les leçons que vous avez apprise durant votre carrière jusqu’à présent, même si vous êtes encore jeune ? On a le sentiment d'un oeil extérieur que vous avez dû surpasser quelques obstacles dans votre carrière.

J'ai appris beaucoup de leçons... La première je dirais que c'est quand tu sens que les choses ne vont pas pour toi, ou que tu as des moments difficiles, il faut juste ne jamais arrêter [de croire en toi]. Si tu sais vraiment au fond de toi que c'est ça que tu veux faire et que c'est ce que tu aimes, il ne faut pas arrêter, il faut continuer car à la fin de la journée, si ce n'est pas demain, si ce n'est pas dans une semaine, ni même dans un an, le travail finit par payer, donc il faut toujours travailler et comme je l'ai dit, il faut toujours penser, à ce qui m’a toujours motivé, c'est très important [pour rester focus].

Dans ma vie en général, sans parler de football, j'ai eu beaucoup beaucoup d'obstacles, qui ont forgé la femme que je suis aujourd'hui. Quand j'étais plus jeune il fallait que je sois mature et résoudre les problèmes que je pouvais rencontrer, être dans l'anticipation, j'ai acquis beaucoup de valeurs qui sont très importantes dans la vie, ce que j'ai appris plus jeune, je l'apporte aujourd'hui sur le terrain avec moi. C'est ce qui m'aide beaucoup. Même s'il y avait beaucoup d'obstacles plus jeune, ça m'aide dans ma vie aujourd'hui, ça a été formateur. 

 

CDF - On a l'impression que vous avez une mentalité/philosophie, qui vous permet de garder les pieds sur terre et de construire votre propre parcours vers l’excellence ? Tout en restant humble. Votre volonté est aussi de laisser un héritage dans ce monde ? 

Oui c'est vraiment ça, tout ce que je fais c'est pour être meilleure demain et surpasser mes limites à moi. Oui j'espère qu'on me voit comme une personne humble.

Oui j'aimerai vraiment vraiment laisser quelque chose, car je sais à quel point laisser un héritage ça touche les personnes, donc ça serait bien, c'est un rêve pour moi, de léguer un patrimoine [dans le foot]. C'est dans l'ADN des joueuses au Canada de vouloir laisser un héritage aux générations suivantes.

 

CDF - Comment gérez-vous votre relation avec les fans ?

Je trouve que c'est très important la relation avec les fans, car ils sont primordiaux dans le foot féminin. Je ne les regarde même pas comme des fans, je les vois plus comme des supporters, dans le sens qu'ils nous soutiennent, qu'ils nous donnent de la force, ce sont des passionnés comme nous, et c'est très important d'avoir une bonne relation avec les supporters, car ils sont aussi important que la famille dans le sport, ou nos amis, c'est du respect réciproque. 

Au début c'est vrai qu'on est un peu timide, mais je n'ai jamais eu de mauvaises expériences avec les supporters. Quand je suis allée en sélection, les supporters ont été incroyables, comment ils nous soutenaient, nous poussaient, et je n'y ai ressenti que du positif. C’était une très bonne expérience. C'est ce que je retiens, et ce dont je veux me nourrir pour la suite.

 

CDF - Il y a chez vous un mélange de volonté, d'insouciance et d’audace, c’est ce qu’il faut pour être un(e) grand(e) athlète ?

Je dirais que pour être athlète, il faut avoir beaucoup de confiance en soi, car personne ne peut te donner ta confiance, si tu ne crois pas en toi, personne ne peut le faire pour toi. Tu dois être confiante, être sûre de toi, toutes ces qualités personnelles se transforment sur le terrain quand tu joues. Notre façon de penser, de jouer, si tu n'as pas confiance en toi, ça va se voir sur le terrain. 

 

"Le foot féminin est pris plus

au sérieux qu'avant."

 

L'évolution du football

CDF - Est-ce que vous voyez personnellement une évolution positive du football ? On a senti depuis la Coupe du monde 2015 au Canada, un vrai basculement des mentalités, une prise de conscience des joueuses surtout, une volonté de changement, qu'elles voulaient être beaucoup plus reconnues, avoir une place équitable avec les masculins, être mieux considérées. Est-ce que vous ressentez aussi cela ?

Oui moi je ressens une très grosse évolution [du football], spécialement du côté des féminines, chaque année il y a plus de visibilité, d'investissements, d'engouement, le foot féminin est pris plus au sérieux qu'avant. 

 

CDF - Quelle ligue est pour vous la plus complète ou quelles sont les points positifs d’une ligue à l’autre pour vous ?

C'est difficile de répondre à cette question, car j'ai commencé en D2 à Metz et à Strasbourg et pour moi le plus important c'est comment je me suis développée et je ne pense pas qu'il y a un parcours ou un club où tu peux te développer et être la meilleure joueuse que tu peux être, je pense que c'est vraiment le travail que tu donnes et non le club qui va te faire progresser. 

Pour moi je n'aime pas penser que je dois être dans ce club, pour être la meilleure joueuse, formée dans un chemin, je pense que c'est la joueuse qui doit mettre le travail pour performer. Maintenant je n'ai joué qu'en France et au Canada, donc je ne connais pas les autres championnats, même si je vois le niveau, c'est très différent dans chaque pays, mais je ne peux pas vraiment dire qui est le meilleur.

 

CDF - Pensez-vous que la France est assez attractive ? Pensez-vous que les joueuses doivent aussi être une part de cet engagement ?

Je pense qu'on peut toujours faire plus pour rendre le sport plus attractif, mettre plus d'efforts, et mettre en place des changements, c'est toujours du positif.

Oui je pense qu'on doit être partie prenante, s'ouvrir, et donner une image positive, car c'est très important pour apporter plus de visibilité à notre pratique.

 

CDF - Quel est votre sentiment sur les relations que doivent avoir les joueuses avec leur coach ? Quelle relation avez-vous avec Bev Priestman ?

Je trouve que c'est très important de faire confiance à ton coach et d'avoir une relation où il y a du respect mutuel. 

Oui [on échange ensemble avec Bev Priestman], quand j'étais sur ma première sélection, elle me donnait toujours des retours : "Ça c'est bien, ça il faut travailler un petit peu, essayer de faire ça un petit peu plus etc." En tant que joueuse quand on reçoit ces conseils, c'est un vrai cadeau, car c'est cela qu'on attend en tant que jeune joueuse. On a besoin de conseils pour se former, pour progresser, spécialement dans un environnement de très très haut niveau, c'est très bien d'avoir des avis, recommandations, c'est tout cela qu'on attend. 

C'est important d'avoir une bonne relation avec ses entraineurs, qu'il y a la capacité d'échanger avec eux, de donner son avis personnel, recevoir leur contre avis, d'être à l'écoute, peut-être changer des façons de faire, mais au final les coachs ont toujours leur façon de voir et leur plan de jeu, donc il faut toujours respecter cela, et suivre les consignes.

 

CDF - Quel message voudriez-vous faire passer au public, aux jeunes générations ? 

En regardant mon parcours, je pense qu’il ne faut jamais baisser les bras, s’accrocher malgré les obstacles et les difficultés. Rester focus sur son objectif et travailler, même s'il y a des personnes qui ne croient pas en toi, qui ont des avis négatifs. 

 

CDF - Le sport est un moyen d’unir, mais il peut aussi déchaîner les passions. Quelle place a eu le sport dans votre éducation ?

Oui je trouve que le sport en général est un vecteur de rapprochement des gens, des peuples, et dans un monde qui manque de cohésion et de solidarité, je trouve que le sport et particulièrement le football sont porteurs de valeurs fortes. Inculquer aux générations futures ces bases de la vie ne peut être que bénéfique. Ce sont les valeurs transmises par ma famille, et j’essaie de les appliquer au quotidien, dans ma vie personnelle, et professionnelle.

 

CDF - Avez-vous des causes qui vous tiennent à coeur ? Qui vous touchent personnellement ? 

Oui effectivement, je suis quelqu’un qui déteste l’injustice. Toutes les formes de discrimination me touchent, particulièrement lorsqu’elles interviennent dans le cadre sportif. Elles sont contraires aux valeurs du sport. Il est inadmissible de vivre des situations comme Vinicius Jr en Espagne, ou Mario Balotelli en Italie par exemple, je prônerai toujours les valeurs qui rassemblent les gens. 

C’est ce que j’aime dans le sport, le fait d’être adversaire le temps d’un match, d’une compétition tout en respectant les règles, et en respectant l’autre … c’est se respecter soi-même !

 

CDF - Est-ce que vous savez ce que vous ferez après votre carrière ?

Je suis une personne très curieuse. Je m’intéresse à beaucoup de choses et recherche toujours à comprendre. Je n’attends pas la fin de ma carrière pour penser à l’après. Je poursuis mes études à distance, et souhaite également m’impliquer dans divers projets, qu’ils soient associatifs ou business pour agir et me donner une expérience globale. Cela me fait énormément de bien mentalement d’avoir différents objectifs. Mais vous l’aurez compris, j’aime travailler et repousser mes limites !

 

Photo : Walid Kharouni

Dounia MESLI