De passage à Paris, l’internationale canadienne et joueuse du Dijon FCO, Latifah Abdu - qui a fait le choix de mettre son rêve d'être joueuse professionnelle avant tout - nous a accordé une grande interview. Dans cette première partie, l'attaquante dijonnaise se confie à coeur ouvert sur sa passion du ballon rond, son choix de venir en France ou encore la sélection, et son rêve de jouer les Jeux Olympiques de Paris 2024.

 

=> [2e partie] Latifah Abdu (Canada/DFCO) : « Si tu n'as pas confiance en toi, ça va se voir sur le terrain. »

 

La carrière

Coeurs de Foot - À quel âge avez-vous débuté le football ? Était-ce une passion familiale ? Êtes-vous bien accompagnée pour vivre de votre passion du football ?

J'ai débuté le football à l'âge de 8 ans dans un club à côté de chez moi (Lachine Soccer Club). Avant cela je jouais avec ma famille, mon père et mon frère.

Oui c'était une passion familiale, mon père est Ghanéen, quand il était en Afrique il jouait au foot et quand il est venu au Canada, il voulait partager sa passion avec nous, ça a commencé avec mon frère. Ils allaient au terrain de football pour jouer, et moi j'étais sur le côté avec ma maman quand j'étais toute petite. Un jour je lui ai dit : "Moi aussi je veux jouer." En regardant ça me donnait du plaisir, donc de temps en temps j'allais jouer avec eux et j'ai vraiment aimé, j'ai vraiment adoré même. On a une très bonne relation avec mon frère, donc tout ce qu'il fait, j'aime bien le faire avec lui. On a partagé cette passion ensemble. C'est là où la passion a commencé pour moi.

Oui je suis bien accompagnée. Ma mère et moi on a une très bonne relation, dans toutes mes décisions elle me soutient à fond et elle me fait confiance, c'est pour ça que j'ai pu venir en France. Je suis toute seule ici. Les mamans elles s'inquiètent toujours (sourire), mais elle me fait confiance et me soutient beaucoup, comme toute ma famille.

 

CDF - Vous avez déjà fait plusieurs clubs en France (Soyaux, Metz, Strasbourg et Dijon). Pouvez-vous nous en dire plus sur votre parcours ?

J'ai joué à Lachine SC et Lakeshore SC dans la région de Lac Saint-Louis au Québec. À ce moment-là je voulais vraiment aller en France, découvrir le football européen. Il y a eu des discussions avec des clubs et j’ai pris un avion direction Soyaux. La première année j'ai fait beaucoup d'essais en France, car je voulais savoir si j'allais aimer ça. Quand j'étais au lycée, je savais que je voulais être professionnelle, mais je voulais voir comment c'était ailleurs.

Le premier club que j'ai fait c'était Rodez, c'était une ancienne coéquipière de Marinette Pichon, qui était la coach (Sabrina Viguier). Marinette a été une personne très très importante pour moi pour préparer mes essais, elle m'entrainait toute seule au Canada, elle se levait tous les matins pour venir m'entrainer. Elle a vu une vraie passion chez moi, et un vrai potentiel, donc ça a boosté ma confiance. Elle m'a fait prendre conscience que c’était possible. 

Après Rodez, j'ai fait des essais à Fleury, j'ai pris beaucoup d'expérience [malgré la forte concurrence]. Le but c'était juste de prendre du plaisir et voir comment est la vie d'une footballeuse professionnelle. Je suis une personne très très curieuse, quand j'ai des questions, il faut que j'aille découvrir [par moi-même] et j'ai eu toutes les réponses en venant.  

 

CDF - Est-ce que c’était différent d’un club à l’autre ? Leur approche du football, les entrainements, l’ambiance…

Déjà la D2 et la D1 il y a un écart qui est quand même important, dans l'intensité aux entrainements c'était différent, dans le travail qu’il faut mettre, c'est différent. Ton cerveau doit travailler beaucoup plus [en D1], chaque jour c'est très compétitif, il faut se battre et c'est ça que j'aime, le haut niveau, la concurrence.

J'ai vraiment apprécié la D2, car ça m'a donné l'expérience qui me manquait et quand tu passes du football au Canada à celui de la France, c'est très très différent. J’ai beaucoup appris ici, donc je suis très reconnaissante. J'ai été formé au Canada, l’aspect athlétique est très important. Il y a beaucoup de duels, il faut être costaud. En France l’accent est mis sur la construction du jeu, et la patience.

 

Un parcours atypique 

CDF - Vous avez fait le choix de venir jouer en France juste après le collège, pourquoi avoir pris cette décision ? Est-ce que le parcours a été compliqué ?

Au Canada ce n'est pas commun de faire le choix de quitter le cursus universitaire. Quand j'étais au lycée, j'étais au Centre national de haute performance, ce sont les meilleures joueuses du Québec qui s'entrainent ensemble, donc on va au lycée et la deuxième partie de la journée on va au CNHP pour s'entrainer toutes ensemble. Donc le chemin normal entre guillemets, on fait le lycée ensuite le CNHP, pendant cette période le Canada observe les meilleures joueuses pour les camps de sélections, ensuite on va à l'université, et après on peut peut-être rejoindre un club pro en étant "draftée" (choisie par un club pro, ndlr). Moi je voulais vraiment être professionnelle [et passer ces étapes],c’était vraiment une passion. Quand j'étais au CNHP, j'ai été appelée par la sélection du Canada en U15, en U17 aussi. Donc ce sont les étapes communes, mais moi j'ai fait seulement un an de CNHP. 

Oui ça a été un parcours compliqué, mais j'avais cet objectif d'être joueuse professionnelle très jeune. J'ai eu la passion très jeune et je ne voulais pas lâcher (sourire). 

 

CDF - C'est long au Canada pour devenir une joueuse professionnelle ? On sait que c'est en construction avec Diana Matheson, qui développe la première ligue professionnelle au Canada pour le football.

Au Canada il n'y a pas encore de Ligue professionnelle. Diana Matheson travaille sur "the Project 8", qui vise à développer un championnat de football féminin spécifiquement au Canada. J’ai rejoint l’Europe pour poursuivre mon développement. Je suivais le championnat de France et ça m'a vraiment donné envie.

 

CDF - Aujourd’hui vous êtes à Dijon en D1. Vous avez signé votre premier contrat pro en juin 2023 jusqu’en 2025. Vous avez été blessée récemment. Comment avez-vous vécu cette période ?

C'était une période très compliquée pour moi. Quand tu es joueuse et que tu ne peux pas t'entraîner tous les jours avec le groupe, c'est très frustrant car on veut jouer, s'améliorer, prendre du plaisir, travailler fort. 

Mais je l'ai pris comme c'était, j'avais une blessure à la cheville donc il fallait que je travaille plus fort pour revenir plus forte qu'avant. Donc j'ai bossé tous les jours avec le kiné, j'ai fait des soins... 

J'ai pris [cette blessure] comme une étape que je dois passer pour pouvoir jouer et être meilleure. Ça arrive dans le foot, il faut l'accepter et travailler encore plus fort pour se dépasser soi-même.

 

CDF - Le moral est un aspect très important dans le football, on parle souvent du mental, mais tout sportif de haut niveau à forcément le mental surtout pour jouer en D1, car c'est très difficile de s'y faire une place. Moralement, comment tenez-vous le coup lorsque vous êtes blessée ou que vous êtes sur le banc ou que les choses ne se passent pas comme vous le pensiez, ou le présagez ?

Je pense toujours au pourquoi j'ai commencé à jouer au football. Il faut toujours que je me remémore cette question, car tous les jours ça va me pousser. C'est normal quand tu es blessée, d'avoir des moments plus bas, et dans ces moments-là je sais que le football me donne le sourire, et ça me rend heureuse, je prends du plaisir à jouer, j'aime bien la compétition, donc pour continuer à avoir cela et faire ce que j'aime, il faut que je travaille dur. 

Je pense également à ma famille pour garder le moral, je pense surtout à ma mère, car elle a fait beaucoup de sacrifices pour que je sois là où je suis, donc je me donne aussi pour ma famille aussi.

 

CDF - Comment fait-on avec cette frustration justement ?

Je suis une personne qui exprime ses émotions, je ne les laisse pas sous le tapis, ça peut être une faiblesse, mais ça peut aussi être ma plus grande force. Quand je suis frustrée, lorsque par exemple je ne joue que dix minutes, je vais rentrer et je vais tout donner, toute cette frustration je vais la mettre sur le terrain et tout donner. Je suis une personne très émotive, donc tout ce que je fais c'est avec l'émotion et passion, je transfère cette énergie en travaillant fort et en jouant avec le coeur.

 

CDF - On sait qu’une carrière peut aller très vite d’un côté comme de l’autre, est-ce qu’on se prépare justement au meilleur comme au pire ?

Au Canada je n'ai pas fait l'université, car j'ai voulu prioriser le football, aujourd'hui on peut faire le cursus en ligne, donc je continue mes études à distance dans une école au Canada. Je peux faire cela, il n'y a pas de stress, je le fais à mon rythme avec un emploi du temps flexible et aménagé pour les sportifs de haut niveau. C'est très important pour moi d'avoir une bonne éducation. Quand je veux faire quelque chose, je fais tout ce que je peux pour y arriver pour moi et les gens qui sont derrière moi, qui me soutiennent. 

 

CDF - On sait que c’est très difficile d’être loin de sa ville, de son pays, de ses habitudes, comment gardez-vous le sourire, la joie de vivre tous les jours, loin de chez vous ? Vous n'aviez que 18 ans, quand vous avez quitté votre famille.

Oui la première année c'est toujours difficile, car il y a un temps d'adaptation, mais quand on découvre la culture Française, quand on rencontre des personnes, des coéquipières (internationales elles aussi), tu créés des bonnes relations avec les gens et ça me rend heureuse. De base je suis une personne très souriante, donc dans n'importe quelle circonstance, je suis très heureuse, je suis juste comme ça, je suis très indépendante comme personne. Je n'ai pas eu trop de difficultés à être ici, à m'adapter. Oui j'étais très jeune, mais je sens leur soutien comme si ils étaient à côté de moi.

 

La sélection

CDF - Pour évoquer le Canada, vous avez connu votre première sélection à l'automne contre l’Australie en remplaçant Adriana Léon, qui est une vraie légende, comment avez-vous vécu ce moment-là ?

Pour moi ce moment-là a été incroyable... Déjà quand je suis rentrée avec les joueuses en équipe nationale, la première journée, c'était comme un rêve pour moi, mais vraiment un rêve. J'étais comme : "C'est pas vrai, c'est impossible". Car depuis toute petite c'était ça que je voulais et j'avais finalement cette opportunité pour être là, donc j'ai essayé de vivre le moment présent. 

Quand j'étais à côté de Christine Sinclair pour rentrer sur le terrain (léger blanc) en sachant que c'était l'un de ses derniers matches (Christine Sinclair a joué son dernier match le 5 décembre 2023, avec la victoire 1-0 en match amical face à l'Australie, il s'agissait de son 331 matches pour 190 buts en carrière, ndlr) et que de mon côté c'était mon premier match avec l'équipe nationale, c'était un moment très spécial pour nous deux, c'est vraiment un privilège de jouer avec Christine Sinclair et toutes mes autres coéquipières. Il y avait une très bonne ambiance dans ce groupe, avec les supporters. J'étais vraiment vraiment heureuse, et ça m'a donné encore plus envie de travailler plus fort, pour être encore plus impliquée dans l'équipe.

 

CDF - Le Canada est champion en titre, c’est une vraie prouesse réalisée par le Canada emmené par Bev Priestman. C'est vrai que personne n'attendait le Canada champion Olympique chez les bookmakers et la majorité des fans, donc c'était une belle surprise, on a senti qu'il y avait eu un vrai travail de la coach et que vous étiez parfaitement resté dans votre bulle pour parvenir à arracher cette médaille d'or. Comment avez-vous vécu ce moment historique ?

Oui je l'ai vécu de loin. J'ai vécu ce moment avec toute l'équipe, c'est comme si j'étais là aussi [à Tokyo]. Avec ma famille on était tous heureux d'avoir vu le Canada gagner, c'était un moment incroyable, il y avait beaucoup de fierté. 

Oui il y a eu beaucoup de travail et au Canada on est plus focus sur nous-mêmes, que les adversaires, donc si on fait les choses biens, ça ne peut que fonctionner. 

 

CDF - J’imagine que c’est un rêve pour vous d’être dans cette liste pour Paris 2024 (seulement 16 joueuses seront appelées par les sélectionneurs, ndlr) ?

Oui c’est un rêve, mais surtout un objectif d'être dans cette liste pour les JO.  Je travaille dur au quotidien pour mettre toutes les chances de mon côté. 

 

CDF - Est-ce que cela a eu un impact au Canada ? On sait qu’il y a un championnat qui se met petit à petit en place, il y a une volonté pour notamment former les jeunes canadiennes pour le futur.

Oui surement à 100%, car en tant que petite fille tu regardes toujours ce qui se passe, ce qui est possible, est-ce que je peux faire ça, donc quand on voit l'équipe du Canada gagner des titres, c'est un moment inspirant, une très grande source de motivation pour les jeunes filles et pour le Canada, d'être fiers de nous même, donc oui ça procure un changement pour les jeunes, ils peuvent croire en eux-mêmes et aussi pour le pays [pour aller chercher d'autres titres].

 

Photo : Audrey Magny

Dounia MESLI